3 semaines auparavant

L'approche du moment où Exodus allait partir sembla cristalliser le désir de s'exprimer. Les artistes furent très nombreux à dédier tel une chanson, tel un tableau, une fresque, tel un texte ou un clip à Exodus, à l'espoir qu'il représentait. Les philosophes et les intellectuels se pressèrent eux aussi pour émettre allégories et commentaires dithyrambiques. Les terroristes de furent pas de reste, bien au contraire. Il y avait, semblait-il, pour eux une rage supplémentaire à voir la cible de leurs malédictions partir à jamais, et se mettre hors de portée comme rien auparavant n'avait été hors de portée.

Trois semaines avant le départ d'Exodus, la cérémonie solennelle des adieux organisée par l'ASI en son siège à Genève fut victime d'un attentat d'un type inédit. La climatisation fut contaminée à l'aide d'un cocktail d'agents pathogènes. La commission d'enquête révéla la présence de dix-neuf bactéries et sept virus ainsi qu'une dizaine d'allergènes réputés, en micropoudre ou en aérosol. Par comparaison au nombre de personnes présentes à la cérémonie, l'attentat fit peu de victimes, mais celles-ci comptèrent tout de même deux présidents et une douzaine de ministres, l'âge ne jouant pas en leur faveur. Les agents pathogènes avaient été distribués à l'aide d'un stratagème qui en disait long sur la créativité des auteurs de l'attentat et le soin avec lequel tout avait été planifié : les multiples réservoirs contenant les contaminants avaient été placés dans les cages des ascenseurs. L'enquête révéla qu'ils y avaient été disposés plus d'un mois avant la cérémonie par un terroriste acrobate infiltré au sein d'une équipe de maintenance. On ne retrouva pas cet homme. Le dispositif utilisait les courants d'air engendrés par l'effet de piston des déplacements des ascenseurs dans les cages. L'organisation responsable ne fut pas identifiée. Les revendications furent trop nombreuses pour offrir une chance de faire la lumière sur ce point.

Cet attentat eut un impact retentissant pour plusieurs raisons. Bien entendu, la disparition groupée d'officiels de ce rang en fut une. Cependant, la contamination de cinquante-neuf membres de l'équipage d'Exodus marqua l'opinion publique encore plus en provoquant une relance aussi intense que soudaine de la course pour rentrer dans le Numerus Clausus. En effet, il ne pouvait pas être question de prendre le risque de contaminer Exodus, or, certains des pathogènes utilisés étaient connus pour avoir des périodes d'incubation très longues. La réouverture de cinquante-neuf places, la plupart pour des postes haut placés dans la hiérarchie et l'organisation d'Exodus, donna lieu à un intense débat public en plus d'un incroyable imbroglio de manœuvres politiques au sein de l'ASI. Pour Morgan, une première surprise fut de découvrir que Julien était du coup en bonne position pour devenir premier officier d'Exodus, en théorie peut-être même commandant, du fait que ses deux supérieurs directs avaient été contaminés. Cependant, à cause de son jeune âge, cette dernière hypothèse semblait très peu probable. La seconde surprise de Morgan fut qu'on l'informa que la demande qu'elle avait faite pour être mise sur la liste des volontaires avait été acceptée et qu'elle y avait un rang élevé du fait de son grade, de son expérience, et de sa capacité reconnue à porter des enfants.

Dans les jours qui suivirent, le débat public sur la question de savoir qui méritait une place sur Exodus prit une ampleur inattendue. Il sembla bien que chaque personne sur Terre s'était trouvé une raison pour mériter une place, ou bien avait la conviction d'avoir son mot à dire sur qui en avait le mérite ou encore sur comment faire pour choisir qui devait remplacer les malheureux disqualifiés. Du coup, l'ASI fut prise sous un feu nourri de critiques au sujet du processus de sélection, et de son opacité. Quand l'ASI réagit en publiant la procédure interne de sélection, ce grand effort de transparence fut sanctionné par une autre pluie de critiques sur le détail même de ces mécanismes. Il se trouva de même un nombre très élevé de voix influentes pour remettre en cause non seulement le processus pour le remplacement des contaminés, mais aussi pour envisager le remplacement d'une partie, voire même de la totalité de ceux qui étaient comptés dans le Numerus Clausus depuis des lustres.

Du coup, des propositions de listes furent formées par quelques groupes qui y voyaient un moyen de faire connaitre leur avis. En quelques jours, il s'en posta des millions. En particulier, les gens ne se privèrent pas d'en faire une nouvelle forme d'humour ! Ainsi, les listes les plus invraisemblables se mirent à circuler. Les plus provocatrices eurent un grand succès. Il n'en resta pas moins que des centaines de noms très sérieux, des scientifiques, des artistes, des philosophes, des politiciens, se virent promus au rang de candidat par ces listes, quelquefois même sans avoir donné eux-mêmes leur assentiment.

Bientôt, les luttes de pouvoir pour influencer la composition de la liste des cinquante-neuf se transformèrent en tensions internationales. En particulier, de nombreuses rivalités et méfiances se réveillèrent, ainsi entre l'Inde et le Pakistan, entre la Chine et le Japon, entre l'Europe et les États-Unis, entre les riches et les pauvres, entre les musulmans et les juifs. Du coup, l'ASI annonça que la liste finale resterait secrète. Les dirigeants de l'ASI réitérèrent les déclarations à ce sujet : elle le resterait jusqu'au dernier moment. Ce secret se révéla lui-même une cause supplémentaire d'inquiétude de la part des minorités et de tous ceux qui avaient l'impression de courir un fort risque d'être lésés. La tension fut à son comble lorsque le premier ministre japonais annonça que son pays se déclarait furieux des négociations en cours et dévoila des détails qui auraient dû rester secrets. Le même jour, quelques heures plus tard, un rapport ultra confidentiel de l'ASI se retrouva sur Internet. Ce document, qui faisait le compte-rendu d'une enquête interne de l'ASI, annonçait en conclusion que l'estimation du nombre maximum de passagers pour Exodus était « grossièrement pessimiste », car les systèmes d'Exodus seraient capables de faire vivre près d'une centaine de gens supplémentaires pendant une durée illimitée avec un risque additionnel faible du fait qu'il pouvait être géré par l'équipage au travers du contrôle des naissances. Cette dernière nouvelle fit l'effet d'une véritable bombe. Soudain, on prenait conscience qu'il y avait du coup plus de cent cinquante places à pourvoir à moins d'une semaine du départ.

La confusion devint extrême quand les gouvernements d'une douzaine de pays se mirent à échanger des communiqués assez peu dignes. À deux reprises, l'ONU et ses ténors se sentirent contraints de faire des déclarations autoritaires pour enjoindre au calme et à la dignité les pays dont les gouvernements avaient échangé noms d'oiseaux, rapatriement de diplomates et, dans certains cas, des menaces de guerre à peine voilée sous la forme de mouvements de troupes à proximité de leurs frontières.

Un comité international de généticiens et de médecins éminents, dont trente prix Nobel, se forma afin de rédiger et de délivrer au monde entier une déclaration remarquée, qui insistait sur la vérité scientifique qui se cachait derrière ces querelles. Le premier chapitre de cette déclaration expliquait que la distance génétique entre les différents individus d'une même nation ou d'une « race » n'était que très peu inférieure à la plus grande distance génétique entre deux individus pris au hasard sur la Terre. Statistiquement, à cause des brassages qui s'étaient produits depuis des millénaires, et surtout à cause de la très faible population des petits groupes des ancêtres communs de toutes les races humaines au moment où ceux-ci étaient partis conquérir le monde hors de leur terre d'origine en Afrique de l'Est, il était même possible que la différence entre un noir d'Afrique et un Chinois, au sens du patrimoine génétique complet, soit plus faible que celle entre deux Français ou deux Anglais « de souche ». Pour cette raison, et c'était le message de ce comité de sages, la question des races et des nationalités n'avait pas de sens pour Exodus. Cette affirmation était renforcée dans un second chapitre par la publication des procédures de gestions des naissances sur Exodus : cette procédure visait à maintenir une diversité génétique aussi élevée que possible au sein de la population humaine des habitants d'Exodus. En effet, les généticiens prédisaient que sans cette surveillance, une petite population comme celle d'Exodus risquait de connaître de graves problèmes de consanguinité. À cette fin, l'équipage disposait d'une importante banque cryogénique de fœtus, de sperme et d'ovules, tous ces matériaux génétiques ayant été sélectionnés avec soin depuis des années. Enfin, il était prévu de demander à chaque femme sur Exodus en âge de le faire de devenir au moins une fois dans sa vie la mère porteuse d'un fœtus congelé ou obtenu in vitro avec du matériel de la banque.

Au lieu de calmer le débat, cette déclaration fit rebondir la polémique avec virulence. Dans certains pays, elle mit le feu aux poudres. En effet, lorsqu'on s'intéressa de plus près à la composition de cette banque, il apparut qu'elle avait été constituée avec ce qui ne pouvait manquer de ressembler à un manque de transparence patent. En particulier, quand on faisait la liste des dix-neuf instituts qui avaient été mandatés pour solliciter les prélèvements ad hoc, on en trouvait plus des trois quarts dans des pays riches... Sur ce, on diffusa un entretien avec une femme russe du NC qui y déclarait avec une sincérité toute simple que, oui, si elle en avait le choix, elle préférerait porter un bébé blond à la peau blanche, comme elle. Isolés du reste du questionnement de la journaliste où on découvrait que cette jeune femme affirmait néanmoins être tout à fait prête à porter un bébé noir ou asiatique, ces propos eurent en Afrique et au sein de la minorité noire aux États-Unis un effet électrique qui jeta dans la rue d'immenses foules en colère. À la Nouvelle-Orléans, la police tira à balle réelle sur les manifestants noirs qui menaçaient d'envahir l'aéroport, persuadés par une fausse rumeur d'y trouver le président de passage incognito. En Afrique, de nombreuses ambassades de pays occidentaux furent mises en siège par des populations en colère.

Le trouble sembla retomber lorsque, sur toute la Terre, de très nombreuses femmes, et en particulier des femmes issues d'ethnies mal représentées dans la banque génétique d'Exodus, se présentèrent dans les hôpitaux, demandant à ce qu'on leur prélève sans tarder des ovules afin de les envoyer sur Exodus. Le patron de l'ASI, saisissant la balle au bond, fit une intervention télévisée dans laquelle il encouragea les dons de ce type en garantissant que les ovules, le sperme et les fœtus congelés serraient emmenés sur Exodus, car il y restait de la place dans la banque cryogénique. Malheur ! Il dut le lendemain faire une seconde déclaration contraire, à la demande unanime des gouvernements de tous les pays... car, partout, on se trouva bientôt submergé par l'afflux d'hommes et de femmes qui voulaient faire des dons, avec des files d'attente monstrueuses dans les hôpitaux, jour et nuit, et le personnel se retrouvait aux abois, d'autant plus qu'il semblât bien qu'une part importante de ces donneurs ne jouît pas de toute la stabilité nerveuse désirable.